Solidarité
Sur le Miralda, pétrolier de 220.000 tonnes de la Société Maritime Shell, j’ai découvert le sens du mot solidarité. J’avais 22 ans et c’était le deuxième embarquement que je faisais sans Mimi. J’étais officier de passerelle.
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— Lieutenant, vous venez s’il vous plaît. On a un pêcheur droit devant.
Un pêcheur ? Aussi loin des côtes ? C’est curieux. Nous sommes en route depuis Singapour vers la Corée et nous sommes en pleine Mer de Chine à mi-chemin entre le Vietnam et les Philippines. Et il nous faudra encore bien deux jours avant d’arriver vers Taiwan.
Je m’arrache à mes calculs journaliers du point de midi à regret. Naviguer au grand large, cela permet de ne pas être dérangé et de pouvoir conduire tous ces calculs tranquillement. La méridienne signifie faire la sieste pour certains. Sur les passerelles, c’est significatif du point de midi réalisé grâce à une observation de la latitude du navire à midi… à la méridienne. Puisqu’à cette heure précise, la mesure de la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon à l’aide d’un sextant permet d’en déduire directement la latitude… Et cette observation engendre la détermination d’une position et d’en déduire tous les calculs de moyenne quotidienne en vitesse, consommation, heure estimée d’arrivée… Moins dilettante que la sieste… Et ce d’autant plus que Fille, le capitaine, notre tonton est un homme pointilleux, exigeant, n’acceptant aucune rayure sur le journal de navigation sur lequel je dois reporter les résultats quotidiens de ces calculs… Les marottes de cet homme me semblent révélatrices de sa crainte de ne pas être suffisamment exemplaire, infaillible, respectable… Du haut de mes vingt-deux ans, je suis souvent maladroit pour mettre des mots sur mes ressentis. Ces exigences tatillonnes me laissent penser qu’il manque d’envergure. Il a les diplômes, le passé inhabituel de légionnaire, la stature physique car c’est un homme imposant approchant les deux mètres, le crâne rasé, le visage glabre et sculpté par l’effort physique… Mais je le redoute comme un caporal respecté dans le combat… Nous sommes parfois coupables de porter des jugements hâtifs sur les hommes sans avoir connaissance de leur vécu, leurs mérites leur parcours.
Sur ce pétrolier, la table à carte est dans une pièce à l’arrière de la passerelle, la « chambre à cartes ». De nuit, c’est commode car cela permet d’éclairer la table à carte sans compromettre l’obscurité de la passerelle nécessaire à la veille du second maître. Mais les jours de navigation dans des passages à fort trafic, cela oblige à faire des allers retours fastidieux entre la passerelle et la table à carte.
Ce n’est pas la configuration que je préfère. D’autant que cela crée une sorte de distance entre le second maître et moi-même. J’ai déjà bien souvent quelques difficultés en tant que jeune officier chef de quart devant donner des ordres à des matelots bien plus âgés et expérimentés que moi.
Je rejoins le second maitre qui me tend sa paire de jumelles. Au premier coup d’œil, je pressens qu’il y a quelque chose d’inhabituel. Nous en sommes encore loin, mais je vois bien trop de monde sur le pont de ce petit bateau ! Comment peuvent-ils travailler en étant si nombreux ? Je ne me pose pas plus de questions et je vais au pilote automatique pour modifier notre cap de quelques degrés afin de passer dans son sillage. En cas de route conflictuelle avec un pêcheur, et quelle que soit la dimension respective des navires, la règle est de donner la priorité aux pêcheurs souvent entravés dans leurs manœuvres par le matériel de pêche qu’il traînent.
Le temps est magnifique. Le soleil plombe sur une mer peu agitée et fait tellement briller l’horizon dans une petite brume de chaleur qu’il est difficile de l’apercevoir. Je pense à un bulletin météo lu récemment sur la fréquence des typhons en Mer de Chine à cette période de l’année. On n’est jamais à l’abri d’un « coup de pot » !
Quitte à être dérangé dans ma besogne quotidienne du point de midi, j’en profite pour me bourrer une pipe et prendre le temps de vivre l’instant.
Et je m’évade dans mes pensées sans trop surveiller ce satané pêcheur. Inconsciemment je me repose sur la rigueur du second maître capable de passer les quatre heures du quart sans moufter, debout, raide comme un « i », refusant l’usage de la confortable chaise de pilote que je lui ai proposée pour les longs quarts de nuit au grand large sans jamais rien à voir. Mais il a raison. On ne voit rien… sauf quand un navire improbable au milieu de ces immensités aquatiques nous impose de modifier notre cap pour éviter la collision dramatique. La loi de Murphy ! Nous sommes parfois deux navires à des centaines de nautiques mais sans cette précieuse altération de cap, nous pourrions vivre une collision !
— Lieutenant ? Vous voulez que je vire à bâbord ?
Je sors de mes errances oniriques pour voir que ce satané bateau de pêche a viré de bord et il est revenu vers notre ligne de foi (*)… Un peu agacé, avec la patience d’un chat qui se brûle, je donne une pichenette sur le pilote automatique pour virer une seconde fois dans le sillage de maudit pêcheur !
À croire qu’ils font exprès de nous casser les pieds, forts de la priorité de manœuvre que leurs donnent les règles de barre !
Je jette un coup d’œil dans les jumelles du second maitre que je ne lui avais pas restituées. C’est complètement stupide d’être aussi nombreux sur le pont d’un bateau de pêche aussi modeste pour travailler ! Malgré mon jeune âge, j’ai l’arrogance des hommes forts d’une certaine culture qui se juge plus performante… Ces asiatiques sont ridicules d’être aussi nombreux sur un pont de pêche !
Ma pipe s’est pratiquement éteinte. Je la rallume en mettant mes mains en forme de vasque pour protéger la flamme du vent… Mais aujourd’hui il n’y a pas un souffle de vent. Et ce geste n’est lié qu’à l’habitude de jouer un rôle. Celui du loup de mer, de l’officier de passerelle.
Et là, je le vois virer pour revenir vers notre axe de navigation. Ces marins pêcheurs asiatiques sont décidément pénibles ! Il me vient alors à l’idée qu’ils doivent avoir des raisons de techniques de pêche pour changer de cap régulièrement et que si je reste sur mon cap actuel, tout ira bien…
Evidemment, le pêcheur n’effectue pas le changement de cap escompté !
— Lieutenant ? Vous voulez vous les faire ?
Avec les jumelles, je commence à discerner sur le pont de ce bateau des hommes qui manipulent un grand drap blanc. Je réalise soudain que nous étions dans l’erreur. Ce ne sont pas des pêcheurs. Ces hommes attirent notre attention pour que nous leur portions assistance.
— On maintient le cap pour passer près d’eux.
Sobre, il ne répond pas. Il tend la main pour récupérer ses jumelles.
Mon esprit se met en ébullition. Que devrai-je faire si c’est une situation d’assistance à personnes en mer ? Nous filons 14 nœuds. Et vu notre inertie… Il me vient à l’esprit que c’est une situation d’école pour l’application de la manœuvre de Boutakoff (2). Sauf que je ne l’ai jamais appliquée que sur des embarcations légères pour les exercices de l’école d’apprentissage maritime du Havre. Avec un pétrolier de 220.000 tonnes, c’est une autre affaire ! Mais l’évidence s’impose, si je devais décider de porter assistance à ces hommes, c’est la bonne manœuvre.
Je cherche mes jumelles des yeux en vain. Cela m’agace de les chercher.
— Tu permets ?
Je lui reprends ses jumelles. Nous ne sommes plus qu’à quelques encablures d’eux. Je les vois agiter frénétiquement leur drap blanc. Je commence à percevoir des expressions souffrantes, des gestes faits dans une forme de désespoir. Et il y a des silhouettes féminines, des enfants et je vois à l’avant une silhouette qui est une personne âgée, à n’y pas manquer.
— Mer-de ! Prends la barre en manuel.
Je fouille mon esprit pour me souvenir des détails de la manœuvre de Boutakoff.
— Bâbord, cinq degrés… Reviens un peu… Bouge plus !
Je cours au bout de l’aileron. Sur ces tankers, les passerelles sont larges et du bout d’un aileron à l’autre, il y a de quoi piquer un sprint ! Nous passons à moins de 50 mètres d’eux. Ils hurlent « Help ! » et agitent leur drap blanc désespérément.
Dès que arrivons par leur travers, je reviens au chadburn (1) et je stoppe les machines. Mes yeux scrutent ma montre. Je n’ai pas de chronomètre. Il me faut mémoriser l’heure exacte du moment où nous sommes passés par leur travers.
— La barre à bâbord toute. Cap 350.
Le téléphone sonne. C’est l’officier de quart à la machine qui s’inquiète de ce qui peut motiver un arrêt soudain des machines au large alors que nous sommes en route. J’aurais dû le prévenir.
— Oui ?
— Qu’est-ce qui se passe là-haut ?
— Ecoute, j’ai pas le temps. Je t’expliquerai plus tard.
L’absence de vent et l’arrêt du ronronnement des turbines de propulsion créent un silence paradoxal. Et nous les entendons hurler leurs appels de détresse d’autant mieux.
Ce silence relatif paradoxal n’échappe à personne. Nous entendons quelques membres d’équipage sur le pont ou dans les coursives pousser quelques interpellations pour faire part de leur surprise de sentir soudain le navire machine stoppée en pleine mer.
— 45º tribord !
— 45 tribord…
Le tonton, mon « beau » légionnaire, déboule comme une furie à la passerelle.
— Mais qu’est-ce que vous foutez ?
Je reste concentré sur ma montre pour faire proprement mon Boutakoff.
— Commandant, nous avons une assistance à personne en danger en mer… J’ai commencé un Boutakoff.
— C’est quoi, ces conneries ?
Les hommes d’équipage arrivent les uns après les autres à la passerelle ou sur les ailerons, suivant qu’ils sont officiers ou membres d’équipage. Un brouhaha s’installe et remplace le cri de nos supposés pêcheurs.
— Cap 180° !
— 180, lieutenant !
Je sens le tonton en effervescence, partagé entre l’envie de stopper mon Boutakoff et le regard de l’équipage présent à la passerelle et sur les ailerons qui jugeraient mal de ne pas poursuivre une assistance à personne en danger en mer.
— Bon sang ! Vous ne pouviez pas m’appeler avant de commencer ce satané Boutakoff !!!
— On pensait que c’était des pêcheurs. Ce n’est qu’en s’approchant que nous avons compris que c’était une détresse en mer.
— La barre à tribord 10º.
— À tribord, 10…
— Détresse en mer ? Foutaise ! Vous m’emmerdez !!! Je prends la manœuvre, dit le tonton.
Etant soulagé de cette charge d’attention et de cette responsabilité, je retourne au bout de l’aileron pour voir le bateau. Ils continuent de crier, de gesticuler. Et j’en vois quelques-uns qui s’étreignent et qui s’embrassent. Quelques enfants se sont réunis dans les parties supérieures du bateau et nous font des grands gestes.
Nous avons quasiment perdu notre erre (*) et le pétrolier revient doucement au vent du bateau de pêche.
— Appelle le bosco (*), qu’ils envoient des aussières (*) aux gnacoués !
Les hommes d’équipage courent sur le pont pour établir des aussières. J’entends le bosco qui hurle des ordres… Habituellement pour les manœuvres, l’usage de talkies walkies s’impose sur un navire de cette taille. Tout le monde agit en sachant qu’il faut improviser et comprendre à demi-mot.
François Mingant, le bosco, le maître d’équipage, est un homme imposant. Il respire une sorte de force tranquille et une bonhomie souriante. Les hommes le suivent avec naturel sans qu’il développe la moindre manifestation d’autorité.
Sous le vent de ce pétrolier d’autant plus imposant que nous sommes « lèges », nous offrons une mer calme à nos « pêcheurs » car le pont du pétrolier est à plus de 10 mètres au-dessus de la mer… Ils semblent être des fétus de paille sur ce bateau de moins de vingt mètres en comparaison au mastodonte qui mesure presque quatre cents mètres de long. Nous les toisons du haut d’une muraille imposante… Les quelques hommes du bateau de pêche se sont chargés d’établir les aussières sur la poupe et la proue.
Ils ont cessé de se démener. Tous les regards se lèvent vers nous, plein d’espoir. Rien ne leur prouve que notre équipage leur assurera la survie. Seuls quelques hommes continuent de s’affairer pour écoper de l’eau dans la cale.
Je suis frappé par leur silence. La façon dont ils attendent notre réaction est chargée d’une sorte de fatalisme. Ils n’implorent pas. Tout ce qui est en train de se jouer est entendu pour les hommes d’un côté comme de l’autre.
Fille charge Mingant d’établir une échelle de pilote pour pouvoir descendre dans le bateau. Et chose faite, il ordonne à un de mes collègues chef de quart et à moi-même de descendre dans le bateau pour aller évaluer la situation. Bernard vit comme moi à Saint-Malo, à quelques rues de chez mes beaux-parents dans le quartier de Marville et nous nous connaissons bien.
Comme nous mettons les pieds sur le pont du bateau, nos sourires complices échangés en franchissant le bastingage avant de descendre se sont évanouis. Nous comprenons rapidement la situation désespérée dans laquelle ils se trouvent. Le bateau est en très mauvais état. Le fait de devoir écoper en permanence pour ne pas sombrer crée une tension palpable. Ils sont de toute évidence sous-alimentés et déshydratés. Un des hommes, d’un âge respectable, bafouille le français. Quelques-uns parlent anglais tout à fait convenablement. Ils répondent à nos questions très sobrement. Dignement. Mais ils ne formulent plus leur demande d’assistance. Tout est dans leur regard… Je suis bouleversé.
Nous remontons sur le pont du pétrolier et nous rapportons ce que nous avons constaté, notamment concernant l’état de cette voie d’eau.
Les hommes d’équipage commentent et donnent leur point de vue dans un brouhaha tel que les officiers supérieurs du navire s’écartent pour se concerter. Nous, les chefs de quart machine et pont, échangeons des regards en condamnant cet aparté suspect. La discussion s’envenime entre le tonton et le chef mécanicien. Il y a des éclats de voix, des index menaçants, des regards violents… Dans un geste d’humeur, le second capitaine Guéguen retourne vers le « château arrière » où se trouvent sa cabine et la passerelle. C’est un homme ombrageux, un peu taciturne mais très attentif aux hommes dont il doit gérer le quotidien. Ils sont en désaccord mais en tant que second capitaine, il a un devoir de réserve.
Sans prendre le temps de se rapprocher de nous, le tonton hurle de leur descendre du gasoil, des vivres et de l’eau douce… et de nous dépêcher.
— Nous n’avons que trop perdu de temps !
Puis il tourne les talons à son tour pour suivre le second capitaine.
Passés un moment de consternation, tous les hommes présents sur le pont, membres d’équipage et officiers, expriment leur révolte. Nous savons tous que nous sommes en pleine période de cyclone et que les abandonner sur ce bateau revient probablement à les condamner à court terme.
Nous ne pouvons nous empêcher de leur jeter quelques regards par-dessus le bastingage et de toutes évidences, ils comprennent que leurs espoirs de sauvetage semblent compromis. Les éclats de voix, le temps que cela prend.
Le chef mécanicien Perrini se joint à nous pour nous dire combien il désapprouve la décision du commandant. Petit homme sec et nerveux, c’est un corse toujours plein de verve et de rébellion. Mais c’est aussi un officier expérimenté que les hommes apprécient pour sa nature spontanée et sans détour. Rapidement, nous convenons que nous sommes en droit d’exiger de secourir ces hommes, ces femmes et ces enfants. Nous formons une délégation d’officiers pour soumettre notre refus au tonton et nous nous sentons d’autant plus fondés que le chef mécanicien se joint à nous.
Parvenus dans son bureau, nous nous attendions à une forte réaction et nous n’avons pas été déçus. Tous les arguments détestables sont évoqués. Les objectifs économiques de la compagnie maritime incompatibles avec des opérations de sauvetage. Le mépris pour ces vietnamiens dont nous n’aurions que faire, les risques de maladie, les problèmes avec les autorités locales à destination.
Pour s’opposer à cette tornade tonitruante, nous nous abritons derrière la seule application du droit maritime dans le cas de non-assistance à personne en danger en mer car nous savons que c’est un argument difficilement contestable. Perrini lui tient tête et le ton monte. Fort de la détermination du chef mécanicien qui n’est pas homme à s’en laisser conter, nous faisons bloc. Et nous sommes quelques-uns à menacer de dénoncer cette non-assistance aux autorités maritimes dès notre arrivée à Ulsan en Corée. Nous ne savions pas que cet événement serait malheureusement le début d’une longue série de boat people en Mer de Chine.
Le tonton est piégé. Il ne peut pas se permettre d’être dénoncé pour une telle infraction. Il fait une colère titanesque. Il tourne notre demande en dérision et nous traite par le mépris les uns après les autres, laisse entendre quelques rétorsions… Cet homme puissant, sa carrure et son allure de guerrier, ses éclats de voix de Stentor, tout contribuait à baisser les yeux, renoncer, se soumettre…
Puis le Second capitaine Guéguen qui avait disparu dans sa cabine nous rejoint dans le refus de ne pas secourir ces hommes.
Désavoué par la majorité des officiers, sans prise de position claire pour les autres, il n’a pas d’autre choix que de se résigner.
— Guéguen, puisque vous approuvez cette connerie, faites le nécessaire.
Guéguen nous fait signe de quitter le bureau du tonton et reste encore quelques instants avec lui. Perrini reste ostensiblement sur le pas de la porte pour écouter ce que ces hommes ont à se dire. Ces deux-là devront trouver le terrain d’entente pour continuer de mener ce navire avec discernement.
Nous retournons sur le pont et nous commençons à aider les vietnamiens à monter l’échelle de pilote. Mingant se charge avec quelques hommes de monter leurs maigres colis d’effets personnels…
Au fur et à mesure qu’ils arrivent sur le pont, ils laissent aller leurs émotions. La plupart d’entre eux passent du rire aux pleurs. Les mains jointes en prière ils ne cessent de remercier.
Nous sommes stupéfaits : ils étaient soixante et onze sur ce petit bateau de pêche ! Avec une majorité de femmes et d’enfants… Certains sont blessés, une des femmes, une jeune Kim est enceinte.
Pendant qu’ils montaient à bord, j’ai multiplié les photos. Mon appareil photo était chargé avec une pellicule en couleur que je ne pourrais pas développer à bord. Il me faudra attendre d’avoir débarqué pour voir si j’ai réussi à saisir l’émotion de cet instant.