Eloge à Jean Quentric

Mon père a marqué toute ma vie, inspiré toutes mes passions.

D’aucuns vous parleront de son alcoolisme, de ses échecs, de ses chagrins de n’avoir pas su être aimé de la mère de ses enfants.

Moi, je vous parlerais d’un homme immense, que tout promettait à un avenir radieux. Enfant unique, né en avril 1921 d’une grossesse que sa mère Jeanne n’espérait plus après de nombreuses fausses couches, il a grandi comme un enfant providentiel. Rien n’était trop pour lui! Ses parents l’ont jalousement accompagné dans son éducation, lui offrant  ce qu’il y avait de meilleur. Le petit Jean aimait dessiner… qu’à cela ne tienne, Léon et Jeanne l’inscrivent aux Beaux-Arts! Ses grand-parents se sont saignés pour lui offrir un piano Pleyel puisqu’il aimait la musique.

Léon et Jeanne, pourtant attachés à leur Bretagne, sont retournés vivre à Paris car cela allait permettre à Jean de faire les Beaux-arts… de Paris!

Promis au prix de Rome, Jean a enduré une épreuve qui a bouleversé la vie de tant de gens. La guerre de 39-45 et la folie d’un nazisme financée par des psychopathes… Hitler a mis l’Europe à feu et à sang.

Jean ne passera jamais le prix de Rome et afin de ne pas participer à la folie des nazis en partant travailler en Allemagne comme STO, et de ne pas avoir à tuer des hommes, il est rentré dans les pompiers de Paris.

Il est toujours resté discret quant à l’horreur des incendies et des cadavres laissés par les bombardements. Pour l’homme fin, subtil, amoureux des beautés de l’art, c’est d’autant plus un enfer.

Jean, cet éphèbe convoité par la gent féminine, athlète de l’équipe de gymnastique des Pompiers de Maris, est tombé amoureux de Renée. Certes handicapée, Renée est belle. Il va épouser cette femme en faisant tout pour qu’elle puisse surpasser les obstacles liés à son handicap. Il bricole un tandem pour qu’elle puisse faire du vélo avec lui. Il modifie le palonnier d’un Stamp SV6 pour qu’elle puisse apprendre à piloter… Mais rien n’y fera. Renée avait accepté ce mariage inespéré avec cet homme sur lequel ses copines bavaient, inespéré car elle s’imaginait qu’aucun homme ne pourrait le demander en mariage vu son handicap. Mais elle ne l’aimait pas, ni sa personnalité, ni l’odeur de sa peau, ni ses passions.

Pour lui, ce sera une douleur immense. D’autant qu’à force de lui prouver qu’elle pouvait dépasser son handicap pour faire tant de choses, il lui a insufflé la soif de vivre une jeunesse qu’elle n’avait eue. Elle a découvert qu’elle pouvait danser, séduire des hommes, et elle s’est abandonnée dans des bras qu’elle n’aurait jamais imaginés… grâce à Jean. Ils auront trois enfant, Martine, Brigitte et moi-même et finiront par divorcer.

Il ne s’en remettra jamais et en pleurera parfois bien des années après leur séparation.

Jean, promis à un avenir radieux, n’avait jamais pu passer le prix de Rome et n’avait pas su se faire aimer de la femme pour qui il aurait pu tout donner.

Il s’est perdu ensuite dans une relation fadasse avec une femme qui a su tirer profit de ses compétences et de son énergie. Mais quand elle partait en vacances chez ses enfants aux E.U., elle refusait qu’il l’accompagne. Et quand elle a revendu cet hôtel sur lequel elle a pu faire un bénéfice non négligeable (puisque d’une bâtisse à l’abandon qu’elle avait acquise, elle revendait un hôtel en bon état, avec un chiffre d’affaire), elle n’a pas accordé le moindre sou sur l’opération fructueuse à l’homme qui l’avait permise.

Dépité, meurtri, quasi humilié, mal-aimé, Jean s’est laissé mourir, noyant ses chagrins dans l’alcool, délaissant sa peinture, oubliant son piano.

Cet homme à qui tout semblait sourire a sombré sans jamais verbaliser ses regrets, tombant dans un mutisme douloureux.

A la veille de sa mort, je suis resté á son chevet essayant en vain d’engager un dialogue. Il était prostré, les yeux perdus dans le vide, attendant sa mort comme une libération.

Pourtant ses amis du monde de l’art savaient sa valeur. J’ai vu défiler les visites de bien des artistes, des Dali, des Kessel et tant d’autres.

Il avait un humanisme simple, non démonstratif mais profondément ancré. 

Dans l’après-guerre, il avait créé son atelier de peintre, décorateur et peintre en lettres dans la rue Sainte-Marie à Gennevilliers. Il accueillait des sans abris pour qu’ils y dorment la nuit, qu’ils puissent se laver… En leur demandant de ne pas être là en journée parce qu’il fallait pouvoir travailler. Et, je crois aussi, parce qu’il ne voulait pas en faire une « publicité » personnelle. C’était une époque où le racisme était violent parce qu’il y avait la guerre en Algérie. Il fréquentait les algériens, les marocains, les tunisiens qui vivaient au bout de la rue, et leur prêtait l’atelier pour toutes leurs grandes fêtes (religieuses, mariages…). Il avait trouvé un portefeuille contenant une somme énorme qui l’aurait tiré d’affaires à un moment où il y avait beaucoup à payer. Néanmoins, il l’a apporté aux « objets trouvés »… Et il a juste accepté de « prendre un verre » avec le propriétaire du portefeuille (qui voulait pourtant lui donner une somme…).

Lors du célèbre appel de l’Abbé Pierre en février 1954, il a quitté son travail toutes affaires cessantes, est arrivé à la maison en disant « qu’est-ce qu’on peut donner ? ». Avec Maman ils ont rassemblé tout ce qu’ils pouvaient. Quand les grands sacs furent prêts, il s’est tourné vers Martine, ma sœur ainée, qui avait 7 ans, et lui a dit « et toi, que veux-tu faire? ». Elle a donné des jouets. Que notre père ait estimé qu’elle était plus qu’une gamine : une personne capable de participer, lui a laissé une reconnaissance immense pour ce regard porté sur la petite fille qu’elle était.

Peu de temps après, il avait accueilli dans son atelier un chinois qui avait fui la Chine en pleine révolution. Ce Monsieur était professeur de judo. Papa s’est procuré un tatami et le déroulait certains soirs après le travail afin que le professeur trouve un revenu pour démarrer.

A Perros-Guirec, il faisait toujours partie des pompiers et partait parfois en plein service pour sauver des vies. Il proposait aux clients de ne payer que ce qu’ils avaient mangé et de partir ailleurs pour avoir un repas complet… rares sont ceux qui partaient : souvent ils attendaient son retour pour savoir si tout c’était bien passé.

J’ai passé des moments forts à ses côtés… l’écoutant jouer son piano, le regardant peindre ou l’écoutant me guider pour ma peinture, partant aux Sept-Iles avec son petit cotre breton pour aller pêcher des ormeaux, laissant traîner une ligne à maquereau, riant de ses blagues de titi parisien que Coluche n’aurait probablement pas reniées.

J’ai hérité de son goût de la musique et de la peinture, sa gouaille et son habileté manuelle. Il nous a quitté il y a plus de trente ans et je pense souvent à lui. Je nourris comme lui des amertumes concernant ma vie amoureuse, ayant comme lui beaucoup consacré, offert, œuvré pour être aimé… en vain. Pour plagier l’un de ses traits d’esprit, “avec un billet de cinq cents balles enroulé autour de la queue, j’ai un charme incroyable!”.

Un de ses phrases m’est restée douloureusement en tête, me comparant à “un éléphant dans une vitrine de porcelaine”. Je n’ai jamais eu sa délicatesse,  son oreille musicale, sa finesse dans l’observation des sujets à peindre.

Mais je reste heureux de l’avoir eu comme père. Il a beaucoup guidé et inspiré mes choix de vie, mes passions, de l’aviation à la mer, de la peinture à la musique, de la fidélité dans l’amour et les amitiés…

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Anecdote… la modification qu’il avait faite sur le palonnier du Stamp SV6 permettait à Renée de piloter en retirant temporairement la moitié droite du palonnier car elle ne pouvait pas plier le genou. Et l’ajout d’une sangle en cuir sur la partie gauche lui permettait d’utiliser le palonnier en pousser-tirer du pied gauche. Bien des années plus tard, l’avion qui pourrissait dans le fond du hangar de l’aéroclub de Courbevoie à Saint-Cyr-l’École, a été racheté par Jean Salis, un collectionneur d’avions anciens installé à La-Ferté-Alais. En juillet 1985, à la clôture du meeting aérien de Mulhouse Habsheim, j’ai eu l’occasion de parler avec lui et l’un de ses mécaniciens qui m’a demandé si je connaissais l’origine de la curieuse modification du palonnier qu’ils avaient supprimée lors de la restauration de l’avion.

Jean Salis, intrigué que je connaisse l’origine de cette transformation, s’est intéressé à ce que je savais de l’histoire de l’avion. C’est ainsi qu’il m’a demandé de lui faire parvenir des copies du carnet de vol de Papa, des photos et même du tableau qu’il en avait fait. En contrepartie, il m’a invité à La-Ferté-Alais pour faire un vol sur le F-BCQT !